
Vers le firmament des grands
Recension du concert du 18 mai 2025 au Teatro de Fernando / Círculo de Bellas Artes à Madrid, par Alessandro Pierozzi : « “Joventud, divino tesoro” (Rubén Darío, 1905) », Notas a Medio Tono.
Photo © Nacho Martin.
Traduction en français :
« Jeunesse, trésor divin » (Rubén Darío, 1905).
Quelques jours après la présentation de ce qui sera la VIIᵉ saison 2025-2026 du Círculo de Cámara, sous le titre évocateur de “Musique pour un centenaire”, une jeune artiste précoce faisait ses débuts devant le public madrilène : Arielle Beck, pianiste française de 16 ans. La longue file d’attente pour entrer dans la salle, les groupes de spectateurs chuchotant avec un mélange d’anticipation et d’étonnement à propos de la manière dont une jeune demoiselle allait affronter un programme parmi les plus exigeants – Bach, Schubert, Schumann et Mendelssohn – annonçaient déjà qu’un moment particulier allait se vivre en ce jour enfin printanier à Madrid. Ce sont ces instants qui poussent à se dire : “Elle est née pour ça”, ou “Ce n’est peut-être pas si extraordinaire, non ?”, ou encore “Quelle folie… elle doit étudier 20 heures par jour, sans penser à autre chose qu’au clavier”, ou “Et l’école, les amis ?”, ou bien “Jeunesse, trésor divin”, comme dans le poème Chants de vie et d’espoir de Rubén Darío. Mille pensées qui ont sans doute traversé l’esprit de chaque spectateur, dans l’attente de voir apparaître l’interprète depuis le côté de la scène, avançant d’un pas assuré, avec concentration, et un sérieux quasi mystique.
Et tel fut ce concert. Un concert du XXIᵉ siècle pour des musiques intemporelles, “éternelles”. Sans hésitations, d’une conception très personnelle, sans pause – bien qu’un entracte fût prévu –, respectueux et minutieux dans l’analyse des partitions pour nous transmettre leur véritable message, enraciné dans le plus pur style de l’école d’Europe centrale.
Enveloppée dans une énorme chevelure bouclée qui semblait vouloir cacher une timidité un peu fuyante (ce qui est normal à son âge), ses mains et sa posture révèlent immédiatement qu’il y avait là, assis, un talent inné. Elle attaqua la Deuxième Suite anglaise de Bach avec détermination, assurance dans les ornements baroques (Sarabande), clarté dans les voix des fugues rendant le contrepoint et les harmonies précis et magnifiques. La Sonate n° 14 D 784 de Schubert appartient à une période où le compositeur affrontait la maladie irréversible qui allait l’emporter prématurément. Permettez-moi une incise : Franz Schubert fait partie de ces musiciens qui, si la mort ne s’était pas imposée aussi brutalement, aurait peut-être été le plus grand de tous. L’œuvre présente les difficultés caractéristiques des sonates du compositeur autrichien : l’intimisme de mélodies uniques, le contraste avec des passages rythmiques très personnels, des exemples de transition nostalgique entre l’instant présent (l’ici et maintenant) et l’au-delà (le futur), entre la lumière (l’espoir) et l’obscurité de la maladie qui le consumait (l’adieu). Une exigence technique loin d’être négligeable et des sonorités nécessitant un grand contrôle du doigté et de la pédale pour trouver les nuances (que la pianiste française n’a pas entièrement atteintes) – c’est là qu’on a perçu les points de « coutures » qui parfois manquaient de matière dans certains passages (ce qui est parfaitement normal et pardonnable), cette adhésion au piano pour que l’attaque et le poids du toucher aillent chercher le dernier souffle de la corde – mais qui ont montré que, dans l’ombre, le travail d’Arielle Beck est immense et exceptionnel.
La soirée s’est poursuivie crescendo. Comme si elle avait planifié une feuille de route vers une arrivée réussie, elle s’attaqua à un autre morceau redoutable : la Sonate n° 1 de Schumann. Dès l’allegro initial, on entre dans une œuvre mêlant l’intimité amoureuse de la jeunesse à la technique affirmée et à la structure du Schumann plus mûr. Elle a montré de l’intensité dans les accords, de l’agilité dans les gammes et les sauts, un tempo juste en accord avec les variations rythmiques de la partition : du fandango aux staccatos finaux, en passant par le scherzo intermédiaire. Les contrastes entre pauses et sensibilité dans les passages les plus intimes – rappelons qu’il s’agit d’une œuvre dédiée à Clara Schumann – furent également remarquables.
Le point culminant arriva avec les Variations sérieuses en ré mineur de Félix Mendelssohn, une œuvre surprenante et rarement jouée en concert en raison de son caractère indéfini : d’arôme romantique, mais profondément inspirée par le baroque de Bach. La jeune pianiste s’appropria la partition, naviguant parfaitement entre ces deux sphères, ces deux ambiances formelles. Malgré l’effort conséquent déjà fourni avec les œuvres précédentes, elle continua – plus encore – complètement absorbée par le clavier et l’interprétation. Elle semblait s’en délecter, cherchant à monter d’un cran à chaque variation, comme si elle ne voulait jamais que cela s’arrête. Et nous avons apprécié, comme si nous voulions que le concert ne finisse jamais.
Ces phénomènes ont toujours existé, et “ils existent encore”. C’est pourquoi il faut les analyser, les accompagner et les admirer avec la prudence nécessaire et les pieds (et les mains) bien ancrés dans le sol. Une tête aussi brillante, des mains prodigieuses et une personnalité aussi jeune que mature ne doivent pas se perdre au cours de leur précieuse évolution, car nous nous souviendrions alors d’un talent sans égal qui se serait égaré en chemin. Et, malheureusement, l’histoire en offre bien des exemples. Mais d’après ce que nous avons vu à Madrid, rien ni personne ne semble en mesure de la détourner de la bonne voie dans son ascension vers le firmament des grands. Bienvenue au piano du XXIᵉ siècle.
Alessandro Pierozzi »